Vivian Gottheim: Tupi or not Tupi

Vivian Gottheim: Tupi or not Tupi

De Johanne Gaudet, directrice de la galerie Go Art| 2019-04-12T21:25:00-05:00 7 avril 2019|Entretien|

Ce soir-là, parmi la vingtaine d’œuvres exposées au regard des amis.es et des amateurs, j’ai aperçu deux miniatures intitulées «Petite composition pour 9 codes», timidement accrochées sur le mur de l’entrée. Après un tour d’horizon de l’exposition, je suis revenue instinctivement à ces miniatures, intriguée par le sens à donner à ces formes insolites. J’en ai parlé à l’artiste, Vivian Gottheim, qui m’a gentiment invitée à visiter son atelier. Gloussements de plaisir !

L’atelier est clair et lumineux, l’ordinateur trône au milieu de la place, deux chaises, un tabouret, des crayons et des pinceaux, tout est rangé, en ordre : des toiles perchées sur des tablettes, des dessins classés dans des tiroirs et, près de la fenêtre, déposé sur un chevalet, un tableau en cours de réalisation. Voilà l’univers auquel Vivian Gottheim me donne accès : je découvre ses dessins de formes bizarres et d’objets non identifiés; ses tableaux de sigles étranges et d’emblèmes dépouillés, ses paysages alambiqués. Qui donc est cette artiste qui semble cartographier un nouveau territoire et construire un jeu de piste pour s’y retrouver ? L’œuvre de Vivian Gottheim me fascine et m’amuse. Je l’ai rencontrée pour le lui dire et la prier de me donner les clés pour comprendre son imaginaire.

Vivian Gottheim

Petite composition pour 9 codes, Vivian Gottheim

 

Je suis une mutante dont l’identité varie de jour en jour C’est janvier, il fait froid, on marche vite, on court presque. J’ai donné rendez-vous à Vivian au Café Les Entretiens. Je lui avais remis un scénario pour guider notre entretien sur sa création et les thèmes qui définissent son œuvre. J’avais imaginé, par exemple, que Vivian qui a vécu à São Paulo, étudié à New-York et choisi le Québec pour vivre sa vie adulte, avait élaboré son œuvre comme un jeu de piste pour trouver son identité, comme un fil d’Ariane. Erreur. J’avais tout faux. Oui, j’ai un parcours migratoire mais mon travail artistique ne reflète pas une quête identitaire. Là où je suis, je prends les forces qui s’expriment et je les transmets. Je suis le produit de la société et de l’époque où je vis, j’utilise les outils de cette époque.

Vivian Gottheim est née au Brésil, à São Paulo. Son nom traduit son origine allemande. Ses voisins sont Italiens et Japonais et d’autres viennent de l’intérieur du pays, immigrants dans leur propre pays. Plusieurs communautés ont quitté la sécheresse du Nord-Est pour venir s’installer en ville. Ils ont formé les premières favellas. J’ai assisté à l’établissement de ces quartiers. Alors, je connais la mixité et la diversité culturelles, économiques, religieuses, et pour moi, c’est une richesse. Mon propre parcours est celui d’une mutante dont l’identité, depuis la naissance, varie de jour en jour.

Quand elle pose ses valises au Québec, en 1985, le débat identitaire la passionne et la retient ici. Le désir d’appartenir, de nourrir sa mémoire et de forger des souvenirs m’enthousiasme. Pour moi, le sentiment d’appartenance est un type de rapport à l’identité plus humain.

Je suis le produit de la société et de l’époque où je vis Le projet artistique de Vivian s’élabore à São Paulo, la ville où elle est née et où se tient la célèbre Biennale d’art contemporain. J’ai l’âge de la Biennale de São Paulo, me dit Vivian en rigolant. Créée en 1951, la Biennale est longtemps la deuxième en importance dans le monde, après celle de Venise. En 2018, la 33e édition a attiré près de 750 000 visiteurs. Je l’ai fréquentée toute jeune, j‘ai pu croiser des artistes, les approcher de façon ouverte et candide et voir leurs œuvres. Aussi, tout naturellement, vers 17 ans, je faisais déjà des expos. Je ne sais pas si on naît artiste ou si on le devient… Moi, je suis tombée dedans.

Tupi or not Tupi, formation à la brésilienne Pendant ses premières années de formation en art, Vivian se réfère aux artistes du «Mouvement Anthropophage», un courant artistique d’avant-garde auquel adhèrent poètes, musiciens et peintres. Fondé au Brésil en 1922, le mouvement s’accompagne d’un Manifeste qui met l’accent sur la nécessité d’établir une identité artistique distincte par anthropophagisme. Comment ? Tout artiste, quelle que soit sa discipline, est invité à se nourrir du travail des meilleurs, à absorber de façon critique des connaissances essentielles et à les régurgiter ensuite dans ses propres créations. La devise des artistes du mouvement est «Tupi or not Tupi », du nom d’un groupe indigène du Brésil, les Tupis, réputés cannibales, qui ont laissé aux Européens venus les coloniser un héritage considérable aux plans de la culture et de la langue.

Les artistes du Mouvement m’ont inspirée, notamment la peintre Tarsila do Amaral et le poète Oswald de Andrade. Comme eux, j’ai voyagé pour voir et comprendre le travail des grands maîtres et construire mon bagage intellectuel et artistique. Ma méthode pour développer ma Composition pour 1000 codes, par exemple, je la tiens de la pensée du philosophe et mathématicien allemand Gottfried Leibniz. Théoricien du principe de la continuité – ars combinatoria-, sa pensée est simple : on n’a pas besoin de tant d’idées, ce sont les combinaisons qui comptent. Imagine ce qu’on peut créer avec seulement avec 26 lettres et 8 notes de musique !

 Vivian développe sa collection de codes comme un dictionnaire visuel. C’est une collection que j’ai débutée en 1999 et qui ne s’épuise pas. J’ai commencé par une première collection de 240 codes que j’ai présentée au Symposium international d’art contemporain de Baie-Saint-Paul. J’en ai maintenant 1010 ! J’en ai fait des groupes de 9, de 25, de 80, tous des codes différents, de dimensions variables. On peut s’attarder à chacun des codes et lui attribuer un sens à partir de son expérience personnelle, mais la collection que je crée n’a pas de fin, pas d’histoire, pas de temps.

L’expérience de la multitude où chacun est unique Ses séries – objets, codes, emblèmes, sigles – s’apparentent à une production de masse. La quantité est importante dans la démarche de création de Vivian car elle veut provoquer une expérience, une émotion devant cette intensité. Vertige, peur, exaltation ? A contrario de cette multitude étouffante, celui/celle qui s’attarde reconnaît que chaque objet est unique, comme dans une foule, chacun est unique. Fascination, joie, réconfort ? L’émotion est là, dans l’expérience sensorielle. Vivian s’enthousiasme à décrire cette démarche exploratoire. Pour moi, il n’y a pas que 5 sens, il y a aussi des sensations que j’essaie de faire surgir chez le spectateur : le vertige, la joie, le doute, l’étonnement…

Vivian Gottheim

Armoiries, Vivian Gottheim, 1996

L’expérience sensorielle au cœur de la création Depuis les années 2000, c’est la quête de sens qui guide le travail de Vivian. Dans une photo du ciel, par exemple, ce n’est pas la couleur du ciel qui m’importe mais l’expérience platonique absolue. Dorénavant, son corps entier fait partie de l’expérience de création, à coups de crayon répétés inlassablement, comme un mantra, il lui faut 8 ans pour achever sa série Soft Shapes. Elle ajoute continuellement des couches de graphite pour créer des textures; elle joue avec les trames lumineuses pour faire jaillir la brillance qu’elle recherche; elle multiplie les points de vue pour que l’illusion soit au rendez-vous. Je compare son travail à celui des moines scribes, acharnés et obstinés à transcrire des textes, à créer et dessiner des enluminures. Il faut être un peu zen pour faire ce que je fais. Je ne peux pas travailler plus d’une heure à la fois car c’est très exigeant pour le corps, les mouvements du bras, la tête et le corps penchés sur la table à dessin ou dressés devant une toile au mur… Un jour, j’ai perdu connaissance à cause de la douleur causée par une déchirure musculaire dans le dos. Depuis, je connais mes limites et je me suis procurée un ballon d’exercice !

Vivian Gottheim

Soft Shapes # 11, Vivian Gottheim, 2002-2008

L’artiste poursuit sa quête de sens avec une recherche esthétique axée sur la synesthésie – aptitude à intégrer des sensations émotionnelles, cognitives et sensorielles – et un nouvel outil de travail : l’ordinateur. La vidéo a tout pour la séduire, elle qui mise sur l’expérience que vivent les gens devant ses œuvres. Celle qui a adhéré à la pensée de l’anthropophagisme tente encore une fois de revoir l’histoire avec les matériaux d’aujourd’hui. «Tupi or not Tupi» pour toujours !