Voici le premier article d’une série de 3 dans lesquels nous comptons explorer la contribution des artistes dans le développement de « pôles culturels » à Montréal . Dans cet article, l’artiste Carole Arbic raconte le combat des artistes de La Grover pour conserver leurs ateliers de création dans cette usine désaffectée, et les répercussions de leur engagement sur les politiques municipales en matière de développement culturel et de préservation du patrimoine industriel.
Plusieurs artistes de la scène et de la télé prêtent leurs voix pour défendre des causes citoyennes; les artistes en arts visuels ne sont pas en reste, même s’ils sont moins connus du grand public. Plusieurs donnent leurs oeuvres pour financer des activités philantropiques comme, par exemple, l’expo Les Femmeuses qui a contribué à aider les femmes victimes de violence, l’encan de l’organisme Les Impatients qui fait connaître les artistes marginalisés et les centres d’art qui bouclent leur budget avec les recettes de leur encan annuel. Il ne faut pas non plus oublier la lutte que plusieurs ont mené et mènent encore pour sauvegarder le patrimoine industriel. En effet, c’est aux artistes en arts visuels que l’on doit le maintien de nombreuses manufactures et leur transformation en centres d’art, en ateliers de création, en complexes culturels. À Montréal, on parle maintenant de « pôles culturels » comme le sont devenus Le Chat des artistes, La Grover, Espace De Gaspé et La Sainte-Catherine, autant de manufactures qui ont été sauvées du pic des démolisseurs et des promoteurs de condos ! Moins glorieuses, ces luttes n’en sont pas moins de première importance pour dynamiser l’écosystème social et économique d’une ville.
Sauvegarder le patrimoine industriel : legs des artistes à la communauté
Une rencontre avec l’artiste Carole Arbic m’a permis d’apprécier ce legs important des artistes à leur communauté. Elle me raconte la lutte des artistes pour sauvegarder l’usine Grover et les répercussions toujours palpables sur les politiques municipales en matière de développement culturel. « En 2004, il y avait environ 300 artistes et travailleurs culturels qui avaient élu domicile à La Grover depuis la fermeture de ses activités manufacturières, 10 ans plus tôt. On n’était pas riches mais on était créatifs et notre vie dans le quartier apportait du souffle dans un secteur laissé à l’abandon. Aussi, quand la Ville a voulu changer le règlement de zonage pour permettre la construction de condos, on a décidé de se battre, autant pour conserver nos ateliers que pour maintenir un dynamisme dans le quartier. »
Pendant 2 ans – du printemps 2004 à l’été 2006 – les artistes de l’usine Grover se mobilisent pour empêcher la transformation de l’usine en complexe résidentiel : manifestations auprès des élus de la Ville, conférences de presse, forums de discussion sur la situation des artistes. En même temps, ils élaborent un projet ambitieux et novateur : ils fondent une coopérative – Sauvons l’usine – pour acheter le bâtiment et devenir maîtres des lieux ! Leur projet gagne l’appui d’une soixantaine d’organismes culturels, leur collecte de fonds est un succès et même la Caisse Desjardins de la Culture est disposée à leur accorder une hypothèque. Les seuls acteurs qui tardent à agir sont les institutions gouvernementales qui n’ont ni les structures ni les programmes pour soutenir ce type de projet. L’immeuble est finalement vendu à un promoteur mais le zonage demeure inchangé de sorte que les artistes ne sont pas évincés des lieux.
La Virée des ateliers, la reconnaissance des artistes
«On n’a pas réalisé notre projet dans son entier mais on a tout de même réussi à conscientiser les élus à la rareté des espaces de création disponibles en ville, à l’importance de préserver les bâtiments industriels et à l’effervescence culturelle des quartiers où les artistes installent leurs ateliers. C’est d’ailleurs à partir de notre expérience que la Ville a acquis le bâtiment voisin de La Grover pour en faire Le Chat des artistes.»
Carole Arbic a le sentiment d’avoir contribué au développement culturel de la ville et de son quartier en animant La Virée des ateliers, une activité rassembleuse née du désir de maintenir la synergie entre les artistes de La Grover et la volonté de rejoindre le public. Déjà, elle organisait des portes ouvertes de son atelier pour la famille et les amis. Elle propose alors aux autres artistes de partager « sa clientèle » et l’idée fait mouche. «Au début, on a offert aux artistes en arts visuels de participer à l’événement, puis aux artisans et aux designers. On se disait que plus on était nombreux, plus ça nous faisait connaître. On était excités à l’idée d’ouvrir nos portes au public; on voulait épater les visiteurs, les séduire par notre travail et gagner un peu de reconnaissance. Au fil des ans, les ateliers voisins se sont joints à la Virée, Le Chat des artistes en 2012 et la Coop Lézarts en 2013. »
La Virée des ateliers a célébré sa 11e édition en mai 2018. Plus d’une centaine de créateurs ont ouvert leurs portes aux visiteurs et gagné le pari de la reconnaissance. Merci à Carole Arbic pour m’avoir généreusement partagé son histoire et celle de La Grover.
Complément d’information sur l’édifice Grover: Le bâtiment a été construit en 1923 pour abriter des activités manufacturières de fabrication de vêtements. L’usine emploie jusqu’à 500 travailleurs et travailleuses dans les années 1970 avant de fermer ses portes, en 1993, victime de la concurrence internationale et de la délocalisation des manufactures de textile vers le continent asiatique. Le propriétaire décide alors d’offrir à la location ses espaces qui s’avèrent particulièrement prisés par les artistes et les travailleurs de la culture. Il faut dire que les 250 000 pi ca. de l’usine offrent des caractéristiques difficiles à trouver en dehors des zones industrielles : des plafonds hauts de 14 pi, une fenestration généreuse, des monte-charges solides, des planchers pouvant supporter des équipements lourds, un quai de chargement. Aujourd’hui, le bâtiment accueille quelque 300 artistes et travailleurs culturels dans environ 200 locaux, ce qui en fait le complexe regroupant le plus grand nombre d’ateliers de création au pays. S’y logent des artistes en arts visuels, des artisans de la joaillerie et de l’ébénisterie, des photographes, des graphistes, des designers de mode, des compagnies de théâtre et de production de films.